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“Ce serait une erreur de vouloir séparer l’élevage et l’agriculture” interview de JEREMY SWIFT, spécialiste du développement pastoral

Activité millénaire, l’élevage a permis aux sociétés humaines d’améliorer sensiblement leur alimentation. Depuis la fin du néolithique où l’homme se découvre agriculteurs et éleveurs, les deux activités n’ont cessé de se développer en prenant des formes plus ou moins sophistiquées au fur et à mesure que les sociétés évoluaient. Au Sahel, comme dans nombre de régions africaines, l’élevage pastoral est une activité économique comme une autre avec à chaque fois, une philosophie propre aux groupes et communautés qui sont autour. Dans cet entretien, c’est en qualité de chercheur et d’observateur, que Jeremy Swift aborde la question du pastoralisme dans le continent comme un peu partout, au Moyen Orient et en Asie.

Fortement concurrencé par les terres d’agriculture et balancé entre le refus d’une certaine forme de modernité et le maintien de ses structures traditionnelles, le pastoralisme a-t-il encore un avenir en Afrique ? (Sud Quotidien, Afronline.org)

Le pastoralisme nomade est une forme très sophistiquée d’utilisation des terres. Il ne s’agit pas d’une activité dépassée ou décadente par rapport à l’agriculture moderne. Les éleveurs pastoraux ne s’opposent d’ailleurs pas à la modernité. Bien au contraire, ils essayent de tirer profit des aspects de la modernité qui leur sont le plus utiles. L’intégration avec les marchés nationaux et régionaux en est un exemple frappant. Il y en a d’autres et ils sont nombreux, qui prouvent que les éleveurs pastoraux changent leurs produits (races différentes ou espèces animales, la vente de lait ou les produits laitiers) afin de s’adapter à la demande d’un marché en pleine mutation.

L’utilisation qu’ils font des téléphones portables est une autre preuve de leur capacité à s’adapter à la modernité. Il y a beaucoup d’éleveurs pastoraux qui sont dotés de portables et qui les utilisent tous les jours dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ces téléphones sont précieux pour connaître l’état des pâturages à la prochaine destination ou le prix des animaux sur un marché éloigné. Beaucoup d’éleveurs pastoraux iraniens et mongols disposent dans leurs tentes d’une télévision dotée de chaines captées par satellite et alimentée par un petit générateur. Je connais aussi des éleveurs chinois qui utilisent des bicyclettes pour diriger leurs troupeaux.

Mais, les éleveurs essayent aussi de maintenir certains aspects des structures sociales et politiques traditionnelles dans lesquels ils vivent, et toujours en fonction de leurs besoins. Je crois que non seulement le pastoralisme a un avenir en Afrique, mais que cet avenir sera plus radieux par rapport à d’autres secteurs d’activités. Grace à leur mobilité, les éleveurs pastoraux sont mieux armés pour affronter les conséquences du changement climatique qui rend les zones arides plus à risques à cause des sécheresses plus extrêmes et des inondations.

L’Union Africaine fait des propositions sur la survie du pastoralisme quand vous-même avez parlé de la nécessité d’une nouvelle définition de cette activité. Ne pensez-vous pas que devant les tergiversations des politiques et des organisations sur le terrain (Ong, Nations Unies, fondations et autres partenaires au développement), il est temps, au lieu de combattre la transhumance, de penser à l’organiser avec des zones de parcours du bétail, d’accès à l’eau plus visibles sur les cartes… (Sud Quotidien)

Je suis tout à fait d’accord sur le fait qu’il est temps de promouvoir des initiatives sur l’organisation des pâturages et de l’eau, et je pense que la nouvelle politique de l’Union Africaine sur le pastoralisme constituera un précieux atout. Cette politique a été conçue sur la base d’un document dynamique qui évoluera en fonction des bonnes pratiques qui seront identifiées sur le terrain.

Dans le Sahel où il garde encore ses espaces traditionnels de parcours, l’élevage extensif qui regroupe encore le gros du cheptel, n’est pas parvenu à trouver sa place dans les politiques de développement rural. Et, de plus en plus d’éleveurs demandent aux gouvernements de séparer le secteur de l’élevage de l’agriculture. Pensez que c’est dans cette séparation que se trouve la clé du problème ? (Sud Quotidien)

Ce serait une erreur de vouloir séparer l’élevage et l’agriculture. Il s’agit de deux activités complémentaires : les éleveurs ont besoin des résidus issus des récoltes pour l’alimentation animale et de puits qui sont contrôlées par les agriculteurs ; de leur coté, les agriculteurs ont besoin de fumier et des animaux de trait. Il serait économiquement contre-productif de séparer ces deux activités. Il est fondamental que les gouvernements interviennent dans les disputes entre ces deux catégories socio-professionnelles afin de clarifier leurs différends. Je pense par exemple leurs contentieux sur l’utilisation des ressources.

L’une des conséquences de cette anomalie ne se trouve-t-elle pas dans le manque d’équipements et d’infrastructures adaptées à ce type d’activités ? On pense pour le Sénégal, à l’état de déliquescence et d’abandon dans lequel se trouve le plus important « ranch » d’élevage extensif du pays : le ranch de Dolly. (Sud Quotidien)

Je suis entièrement d’accord. Dans les zones pastorales, les infrastructures et les investissements de capitaux sont insuffisants. Au-delà de la perception erronée sur le pastoralisme que cultivent bon nombre de gouvernements africains, ces derniers sous-estiment gravement la contribution économique des éleveurs pastoraux à l’économie nationale. Des recherches récentes effectuées en Ethiopie ont démontré que la contribution réelle de l’élevage pastorale au Pib et aux exportations est nettement supérieure à celle qui est actuellement comptabilisée. Une prise de conscience collective sur l’apport réel de l’élevage permettrait aux planificateurs de mobiliser davantage d’investissements dans le secteur pastoral. À ce titre, les recommandations politiques ont une importance cruciale, en particulier pour améliorer les statistiques sur l’économie pastorale.

La cohabitation entre agriculteurs et éleveurs au Niger en particulier et dans les pays sahéliens général est émaillée de conflits souvent meurtriers. Et ces conflits naissent généralement à partir de la gestion des ressources naturelles. Existent-ils de mécanismes fiables permettant d’éviter ce genre de conflits ou à tout le moins de réduire les risques de leur survenue ? (Le Républicain, Afronline.org)

Les conflits sont un problème majeur dans les zones pastorales, mais je ne partage pas l’idée que la plupart des conflits actuels soient dus à des différends sur les ressources naturelles. C’est peut-être le cas, mais à mes yeux la majorité les conflits sont le plus souvent liés à des activités commerciales, à la contrebande, au vol d’animaux commis par des gens puissants. Dans le pire des cas – je pense à certaines zones du nord du Mali – les zones pastorales ont été occupés par des trafiquants de drogue, des commerçants de produits illégaux et des migrants qui veulent aller en Europe.
Il existe de bonnes méthodes pour la résolution des conflits lorsque ceux-ci opposent deux groupes d’éleveurs, c’est le cas de la facilitation locale associant toutes les parties. Mais, lorsque le conflit oppose d’un coté un puissant homme d’affaires et de l’autre certains éleveurs, il n’y a guère de doute sur la manière dont le conflit sera réglé.

Au-delà de la difficile cohabitation entre éleveurs et agriculteurs, les conflits armés, la sécheresse et la famine sont des fléaux qui ont des conséquences lourdes sur l’avenir du pastoralisme africain. Y a-t-il des projets et programmes développés ou en voie de réalisation par les pays confrontés à ces fléaux en partenariat avec l’Union Européenne pour les prévenir ou les éradiquer ? (Le Confident)

L’Union Européenne dispose de nombreux programmes avec les éleveurs dans les pays Acp qui concernent les conflits, la sécheresse et la famine. Les programmes les plus réussis sont ceux où le pays lui-même se dote de politiques solides sur ces problématiques et dont la mise œuvre est facilité par l’Union européenne. Le Kenya a des programmes particulièrement positifs, notamment grâce au fait que son gouvernement dispose d’un ministre puissant dont le mandat couvre les zones arides et ses habitants.

La pratique du pastoralisme suppose l’existence de grands airs de pâturage. Or dans les pays du Sahel, la forte pression des populations sédentaires sur les ressources naturelles combinées aux sécheresses récurrentes font que les éleveurs disposent de moins en moins d’aires de pâturage. Cette situation ne risque pas à terme de faire disparaître le pastoralisme au Sahel ? (Le Républicain)

L’agriculture exerce certainement des pressions sur les zones les plus riches du Sahel, et cela rend la vie plus difficile pour les éleveurs. Mais, il y a de vastes régions sahéliennes où ce problème ne subsiste pas et où les agriculteurs ne peuvent pas cultiver à cause du manque d’eau. Par contre, les éleveurs peuvent y faire paître leurs animaux. Avec le changement climatique, ces zones sont destinées à s’étendre.

Pour quelle raison ?

Tout simplement parce que le changement climatique rendra le Sahel moins hospitalier pour les agriculteurs, tout en permettant aux éleveurs d’utiliser les ressources locales. L’exception concerne bien sûr les grands projets agricoles irrigués dans les zones inondables des grands fleuves. Dans ce contexte, le futur du pastoralisme sera moins rose car la demande de terres par les agriculteurs issus des grandes firmes agro-business va croître.

Lors de la conférence organisée par le Cta à Bruxelles sur le pastoralisme, un intervenant s’inquiétait du fait que les terres agricoles en Afrique (Mali, Madagascar, Ethiopie, Kenya etc.) sont de plus en plus cédées à des opérateurs économiques et à des pays émergents au détriment des petits paysans pasteurs et des agriculteurs de subsistance. Cela n’annonce-t-il pas la fin de l’élevage extensif dans certaines parties du continent ? (Sud Quotidien)

Je suis entièrement d’accord sur le fait que l’acquisition de terres par des entreprises nationales ou internationales spécialisées dans l’agro-business est un mauvais exemple de développement. Ce modèle suscite bien des inquiétudes. Pour arrêter cette pratique, les éleveurs devront s’allier avec les avocats et les organisations de défense des droits de l’homme.

Quelles politiques et stratégies les dirigeants africains peuvent exécuter pour promouvoir les droits humains au sein des sociétés pastorales nomades ? (Le Confident)

Les droits de l’homme des éleveurs ne devraient pas être différents des droits dont prédispose n’importe quelle autre catégorie sociale. À l’heure actuelle, les éleveurs n’exercent pas leurs droits, pour la simple raison qu’ils sont quasiment absents du débat politique national. Les éleveurs pourront améliorer leur sort que s’ils se joignent à d’autres catégories socio-professionnelles pour réclamer leurs droits.

À ce titre, les droits fonciers sont un défi particulièrement important. En Afrique de l’Est, le lobbying des éleveurs s’est révélé efficace pour défendre ce type de droit. En Afrique de l’Ouest, les Chartes pastorales sont un acquis essentiel pour les activités de lobbying.

Plusieurs pays du Sahel dont le Niger sont confrontés cette année encore à une sévère crise alimentaire qui menace aussi bien les populations que le cheptel. De quelle manière, les pays concernés peuvent se mettre en synergie pour surmonter cette crise sans trop compter sur l’aide de la communauté internationale qui attend le plus souvent que la situation se dégrade considérablement avant d’intervenir ? (Le Républicain)

L’année 2012 est marquée par une grande sécheresse qui touche l’ensemble du Sahel, avec une situation inquiétante en Somalie, dans le sud de l’Ethiopie, le nord du Kenya et le Mali. Dans ce pays, les conséquences de la sécheresse sont particulièrement néfastes car elles se sont superposées au retour dans le pays des Touaregs qui ont collaboré avec Kadhafi. Dans un pays comme le Mali, la gestion de la sécheresse nécessite l’adoption d’un système d’alerte précoce, d’un système de réaction rapide pour répondre à l’alerte précoce et d’un fonds local pour financer des activités prévues dans la réponse rapide. Ces trois initiatives sont nécessaires et interdépendantes. Seule, elles ne sont d’aucune utilité. En Afrique, les bonnes pratiques sont nombreuses et elles doivent être prises en exemple. A tous les fonctionnaires gouvernementaux il faudrait répéter que la sécheresse est un évènement naturel, alors que la famine est un problème crée par l’homme ; et contrairement à la famine, il est très difficile d’arrêter une sécheresse.

Lors de votre exposé vous avez mis en exergue la reconnaissance des normes coutumières en parlant des pasteurs éleveurs, votre parcours à travers le monde vous a t-il permis d’identifier des similitudes autre que le nomadisme dans leur mode de vie malgré les différences ethniques (Mongolie, Chine, Iran, Kenya) et lesquelles ? (Les Echos du Mali, Afronline.org)

Il existe de nombreuses similitudes entre le pastoralisme dans les pays africains comme le Mali, l’Éthiopie, et le pastoralisme pratiqué en Chine, en Iran et en Mongolie, voire même en Europe, y compris au Pays de Galles où je vis. Ces similitudes concernent l’incapacité des ménages à faire du bétail une source de revenus adéquate à leurs besoins, d’où la nécessité de diversifier les activités. Il existe une part de risques commune dans une prise de décision d’ordre économique, ainsi que dans l’usage privé et collectif des pâturages pour au moins une partie de l’année ; aussi, dans l’isolement politique par rapport au gouvernement et à la capitale où les décisions sont prises. Enfin, a vu de l’importance des structures sociales dites ‘coutumières’ et la mobilité, car les animaux doivent se déplacer pour profiter au maximum de bons pâturages.

Votre travail s’intéresse entre autres, à la gestion des ressources en propriété commune. Comment implanter cette gestion en partenariat avec les Etats et les communautés nomades qui parcourent de longues distances pour leurs besoins (1.000 km au Tchad, 500 à 800 km au Mali) et qui traversent souvent plusieurs frontières ? (Les Echos du Mali)

Certains parcours migratoires s’effectuent sur de très longues distances. C’est le cas des Peuls Wodaabe du Mali et du Niger qui se déplacent sur plusieurs centaines de kilomètres dans les années de sécheresse. Mais, ce genre de trajets est rare et les peuples qui les font, n’ont généralement pas de normes complexes pour gérer les pâturages communs. Cependant, je voudrais citer un exemple extraordinaire du Mali où des pasteurs peuls qui sont dotés d’institutions et d’un système normatif extrêmement complexes qui leur permettent de gérer efficacement les pâturages. Cela tient du système dina fondé au 19 ème siècle dans la région de Mopti et qui est toujours en vigueur.

Cet exemple prouve qu’il est possible de développer et de maintenir un système de normes complexes, même quand les gens sont absents aussi longtemps. Tout dépend si l’Etat est capable de faire appliquer les lois, avec le recours des services de police. Mais, c’est évidemment plus facile de préserver les pâturages utilisés par un groupe d’éleveurs lorsque ce dernier occupe ces espaces toute l’année afin d’empêcher d’autres éleveurs de les utiliser. En Mongolie, l’Etat signe des baux saisonniers avec des groupes d’éleveurs en vertu desquels un groupe est le seul utilisateur des pâturages ciblés par un bail. De son coté, l’Etat est chargé de protéger l’accord en s’assurant que ces pâturages ne seront pas utilisées par un autre groupe d’éleveurs.

Entretien réalisé par Mame Aly KONTE
de Sud Quotidien (Sénégal)

Afronline.org (Italie) en collaboration avec Les Echos du Mali, Le Républicain (Niger) et Le Confident (République Centrafricaine)

* Cette interview est publiée dans le cadre d’un projet éditorial soutenu par le Centre technique de coopération agricole et rurale ACP-UE (CTA), co-organisateur des Briefings sur le développement à Bruxelles (http://bruxellesbriefings.net), mais ne reflète pas nécessairement le point de vue de cette organisation.

Jeremy Swift,

Chercheur et explorateur des temps modernes

Jeremy Swift est spécialisé dans le développement des sociétés pastorales nomades en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie centrale. Il se focalise sur la pauvreté, l’insécurité et la famine, les conflits, les risques, la propriété foncière et la gestion des ressources en propriété commune. Il a récemment exploré en profondeur l’éducation des groupes nomades ne pouvant être scolarisés à cause de la distance, notamment au travers d’un système d’apprentissage à distance via radio transmission qui sera opérationnel au Kenya cette année. Le Docteur Swift s’intéresse tout particulièrement à la gestion de la famine et au développement de systèmes d’urgence en cas de sécheresse. Il a élaboré le système de base de gestion des sécheresses au Kenya et a mené à bien un travail similaire sur la gestion commune des risques par le gouvernement et les éleveurs en Iran, en Mongolie et en Chine. Il a passé la plus grande partie de sa carrière professionnelle au sein de l’Institute for Development Studies (IDS) de l’Université du Sussex, au Royaume-Uni.

source : sudonline.sn

Crédits: AK-Project